A Cidade de Santarem II : Cap sur l’Amazone

Le moteur vrombit. Le bateau s’enfonce dans la nuit tandis que Belém s’amenuise. Serré sur ce qu’il reste de terrasse, on prend un dernier bol d’air avant de s’enhardir à regagner son hamac. Le fleuve est calme et le Cidade de Santarem ne tangue même pas : il glisse. Notre voisin de pont nous interroge ; lui va à Jocojó, un quilombo proche de Gurupá. Nous discutons dans l’air tiède puis prenons congé ; à demain, José Maria…

image

Dans le redário, la jungle de hamacs est une véritable forêt primaire avec ses lois inconnues des hommes. Nous nous contorsionnons pour accéder à nos redes, nous devons même ramper sur des bagages. Nous ne faisons qu’un avec nos voisins ; nous voici un régime de bananes. Le mouvement de l’un en fait bouger huit autres.

Puisqu’il nous va falloir nous accoutumer à la situation, prenons notre mal en patience et observons. Le seul choix du hamac en dit long sur chacun. Les gringos, qui, contrairement aux Paraenses, ne dorment jamais dans des hamacs, ont choisi le leur suivant son coût. Ils ont donc les pires toiles et les pires cordages, assortis de couleurs ternes. Les Brésiliens rivalisent d’imagination. Certains hamacs sont bordés de deux volants réalisés au crochet, d’autres s’ornent de grosses fleurs et la majeure partie d’entre eux est un hymne aux couleurs vives. Notons l’orgueilleuse présence d’un hamac rouge au volant noir, quasiment de velours tant il est royal, aux couleurs du Flamengo, l’une des équipes brésiliennes de futebol les plus prestigieuses.

Autour de nous, beaucoup de voyageurs en famille. Des nourrissons font même partie du voyage. Ce sont parfois plusieurs générations qui partent ensemble ; on installe les plus âgés dans les hamacs les plus bas (car on a quasiment inventé ici le hamac superposé). Quant aux couples, un avis stipule qu’il leur est interdit de partager le même hamac, si tant est que l’idée saugrenue les en aurait saisis. Enfin, les quelques personnes qui voyagent seules ne devraient pas le rester bien longtemps, dans cet imbroglio d’existences. Sauf peut-être le monsieur chétif aux lunettes noires qui, au coeur de la foule, semble avoir été englouti par son hamac vert fluo comme par une plante carnivore…

image

Il n’est pas encore très tard mais déjà chacun essaie de s’endormir ; les habitués le savent déjà, eux : la matinée ne sera pas grasse… On n’échappe pas aux musiques diffusées par smarthphones et personne ne semble s’en offusquer, Brésil oblige. Nous nous félicitons d’avoir trouvé des boules Quies et en offrons à Nuria, la Catalane. Pour nous remercier, celle-ci nous offrira le lendemain de petits fromages arabes, nous valant l’un des échanges les plus étranges de notre vie. Mais dormons vite, le soleil n’attend pas…

***

Le jour se lève sur l’Amazone. Le petit déjeuner est servi à ceux qui le souhaitent. Les femmes passent, cheveux mouillés, déjà parfumées. La Brésilienne est très coquette ; elle se change tout le temps (à moins que ce ne soit là l’oeil envieux de la voyageuse lasse de sa garde-robe miniature qui s’exprime) et ne quitte son jaune canari ou son rose bonbon que pour un tissu fleuri ou une robe tropicale aux motifs de tigresse.

On se regarde ; on commence déjà à se reconnaître et à se saluer. Trois cents voyageurs liés par autant de cordes de hamacs se rapprochent vite, soyez-en assurés. Beaucoup s’asseyent le long du bastingage pour glaner de l’air. En haut, sur le pont, le soleil tape déjà fort contre le métal et les coins d’ombre, précieux, abritent bien des visages.

***

image

Les heures chaudes sont propices au repos ou aux loisirs individuels dans le balancement d’un hamac. On noircit parfois ses carnets, comme ma voisine futur homme ou encore Yannick. Qu’elle est patiente, cette dame qui joue du crochet de ses doigts gracieux… Un jeune homme lui demande l’autorisation de photographier son travail ; celle-ci accepte volontiers en souriant. C’est « JB », un Français qui a étudié la littérature brésilienne, qui vient d’immortaliser son oeuvre.

On discute beaucoup, aussi. Le niveau central, ombragé, au toit un peu bas, la promiscuité générale et la facilité qu’ont les Brésiliens à se livrer, sont autant de prétextes à la confession ou au babillage. Ma voisine, une petite femme soignée, Christina, de l’île de Cotijuba ( » Tu t’en souviendras, hein ? Christina, de Cotijuba. Là-bas, tout le monde me connaît »), après avoir pesté contre la foule et la mauvaise organisation du bateau, fait contre mauvaise fortune bon coeur et se montre vite avide de conversations féminines, de batão à lèvres et de lotions miracle. Elle échange aussi volontiers ses secrets de cuisine et de cocktails.

image
Christina de Cotijuba. Fanny de Normandie. Prazer.

Si on ne lit, ni ne discute ni ne songe, eh bien, l’on dort. À toute heure de la journée, le bateau berce des siestes et colle des cheveux humides sur des fronts dans la chaleur du redário.

***

image

Sur le fleuve qui connaît un trafic commercial intense, passent de temps à autre de gigantesques chargements de bois. On a débité là des troncs rouges – de teck, peut-être – longs de plusieurs dizaines de mètres, couchés sur des plateformes flottantes comme sur des corbillards. La déforestation n’est pas loin…
Heureusement, on voit aussi passer de jolis esquifs, des barques de pêcheurs, et jusqu’à de fines pirogues qui dodelinent sans peur sur le sillage ondulé du Cidade de Santarem. Celles-ci sont parfois dirigées par de jeunes enfants ; le passage de bateaux comme le nôtre est en effet guetté par les ribeirinhos (habitants des rives). C’est ainsi que leurs enfants affluent en pagayant vaillamment, espérant attraper un paquet lancé par un passager. On assiste donc à cet échange muet et anonyme : des sacs en plastique contenant des vêtements ou de la nourriture jaillissent en l’air et sont recueillis par les jeunes ribeirinhos au prix d’un inquiétant rapprochement  du bateau. Trois d’entre eux, dont l’aînée ne dépasse pas cinq ans, vont jusqu’à monter sur le navire en marche,  par on ne sait quel tour de passe-passe.

image
Cette grand-mère, cette jeune mère et son bébé recevront aussi de petits sacs lors d'une halte.

Les rivages s’éloignent et se rapprochent suivant l’élargissement du fleuve. Parfois, ils sont si lointains qu’on ne les distingue plus ; on se croirait alors en mer. Parfois, au contraire, on a l’impression qu’on pourrait discerner les yeux d’un jaguar dans le feuillage de la forêt. Celle-ci est continue, telle une peau de verdure laineuse. On peine à se figurer comment ont pu être construites les cabanes sur pilotis qui apparaissent soudain, sur leurs jambes de faon, adossées à ce moutonnement de jungle.

***

Un événement vient soudain réveiller la « croisière ». Bobby et Igor lancent le signal : en cette première journée de bateau, ils vont donner un concert sur le pont. Et qui convient-ils ? Je vous le donne en mille ! Renaud et son accordéon. Nuria la Catalane est elle aussi invitée à jouer, avec son ukulélé mauve. C’est ainsi que se rassemblent quelques dizaines de passagers sur la petite terrasse, trop heureux de ce bol d’air musical. Les quatre musiciens s’accordent ; Bobby donne le ton, parle de « résistance », de musique « des origines » et de reggaelimbó (son fameux mélange de carimbó et de reggae). Il s’en réfère parfois à son Argentine natale et enchaîne les chansons du continent tout entier d’une main de maître. Les spectateurs sont ravis et applaudissent généreusement quand ils ne chantonnent pas. Les irréductibles joueurs de cartes consentent aussi à applaudir, sans quitter le tapis des yeux, en se tapant d’une main l’épaule  tandis que l’autre tient leur jeu.

image

***

image

Après cette après-midi dorée qu’un coucher du soleil a repeinte de rose, la soirée est recueillie : sur le pont, pas un bruit ne vient troubler le grand-mess du futebol. Aujourd’hui, le Brésil rencontre l’Argentine. Dans le pays tout entier, cela fait longtemps qu’on n’a pas eu si peu de bruit. L’Amazone est lisse comme un miroir, le Cidade de Santarem y navigue sur la pointe des pieds. On crie timidement quand le Brésil marque son premier point. À 3/0, les spectateurs sont euphoriques. Bobby se fait joyeusement siffler et taquiner quand il se montre sur le pont. Beau joueur – et en minorité absolue -, il sourit, murmure une plaisanterie et va s’asseoir humblement.

image

***

Le navire poursuit tranquillement sa course. Régulièrement, il fait halte dans une agglomération. L’arrêt est parfois rapide et ne sert qu’à quelques déchargements d’approvisionnement, dans ces régions reculées ; les passagers ont alors à peine le temps de se dégourdir les jambes sur le ponton ou de s’offrir une noix de coco à boire. Quoi qu’il en soit, le navire est partout très attendu. Il donne l’espoir de mille ventes à une foule de vendeurs ambulants : sur le quai et parfois jusque sur le bateau, on pourra acheter une couverture polaire aux motifs irréels, des pastels (beignets frits), du fromage, des crevettes, des chapeaux ou des chargeurs de téléphone.

image

Quand la halte dure plus longtemps, on peut visiter les lieux. Avec Nuria, nous allons ainsi visiter une petite ville ; nous discutons du projet d’ouverture d’une pizzeria que nous expose un habitant lorsque retentit le « Flon ! » du bateau. Nous dévalons les ruelles en pente qui nous séparent du port, en sautillant tant bien que mal sur nos tongs. Quand nous arrivons sur le quai, hirsutes, nous découvrons que c’est un autre bateau qui a lancé le signal. Fiou ! Nous menons une vie bien dangereuse…

image
Pente dévalée

***

Déjà une journée et demie se sont écoulées. On a aperçu avec joie quelques dos de botos (les dauphins du fleuve, noirs ou rose et gris, dont on dit qu’ils séduisent les jeunes femmes). Sur le rivage, parfois, la forêt a cédé la place à de petits pâturages. Des zébus boivent à la rivière par petits groupes de trois ou quatre, les pattes dans l’eau. On en ferait bien autant ; cette journée s’annonce en effet très chaude. Pas une brise ne vient édulcorer la chaleur, et ce n’est pas la vitesse de croisière du Cidade de Santarem qui pourrait y remédier. Les passagers sont un peu sonnés et demeurent, inertes, dans leurs redários respectifs.

Au coeur de l’après-midi, Bobby sonne l’heure du concert. Renaud reprend son accordéon et Nuria son ukulélé. Le public reste enthousiaste mais il fuit le soleil ardent du pont. Qu’importe, le moment est très agréable. Les voyageurs raffolent des forrós et des carimbós qu’ils peuvent reprendre en choeur. Un Raphaël tout sourire, paraense, se joint au groupe pour l’appuyer de son joli chant et de maracás. Ce dernier voyage avec deux amis, dont l’une est photographe. Nous les reverrons encore plusieurs jours durant.

image
Renaud, Nuria, Bobby, Igor et Raphaël
image
Contre-jour sur Sandro, Stéphanie et Delphine

Ce deuxième jour est aussi marqué par l’anniversaire de Delphine, Française qui voyage avec Stéphanie. Fêter ses 21 ans sur l’Amazone, c’est plutôt chic, non ? Pour parfaire le tableau, je lui obtiens d’entrer dans la cabine du capitaine. Nous apprenons alors que nous naviguons par 38 mètres de fond, ce que l’on n’aurait jamais deviné, si près des berges.

image
Delphine et ses 21 ans tout rose.

image

Plus tard, alors que nous célébrons l’anniversaire de Stéphanie comme il se doit, entre Français et Brésiliens, le bateau fait halte. Comme une oasis dans la nuit nous apparaissent les lumières d’un restaurant churrascaria. Celui-ci s’est transformé ce soir-là en dancing. À peine descendus du Cidade de Santarem, nous n’avons que quelques pas à faire avant d’enlacer des danseurs pour quelques forrós endiablés. En sueur, deux heures plus tard, nous remontons sur le navire qui repart. Était-ce un mirage ? Avons-nous dansé sur la terre ferme ?

***

Il y aurait encore tant à raconter : arrêtons-nous juste sur cet ancien dealer de cocaïne soudain touché par l’envie d’étudier la théologie (on ne sait si la vocation est motivée comme il le prétend par une quête de rédemption ou par les émoluments mirobolants de certains pasteurs évangélistes) qui nous parle de ces pirates de l’eau attaquant parfois des bateaux comme le nôtre. Quand on lui demande s’il a déjà rencontré cette situation, il nous fait la drôle de réponse « Eu nunca participei » (Je n’y ai jamais pris part)…

Mais laissons là les bandits et leur salut. L’Amazone vient de rencontrer le fleuve Tapajós. Leurs eaux se jouxtent sans se mêler, donnant à ce lieu nommé « Encontro dos Aguas » (rencontre des eaux) une étrange teinte bicolore, brune pour l’Amazone et bleu-vert pour le Tapajós. L’heure du débarquement, à la fois attendue et redoutée, vient de sonner. On salue chacun, on prend des photos de groupe et on pose le pied à terre sans se retourner. Les aurevoirs brésiliens sont plutôt francs et rapides malgré l’intensité des amitiés, ce qui est plutôt agréable.
Nous arrivons à Santarem. Ici, nous allons quitter les eaux opaques pour suivre la teinte bleutée et cristalline…

image
Salut et merci, Cidade de Santarem !

2 réflexions sur “A Cidade de Santarem II : Cap sur l’Amazone

  1. Un petit coucou d’Orléans!! Les eaux de la Loire sont loin d’être aussi tumultueuses que celles de l’Amazone, et le soleil du Brésil est manifestement…au Brésil, nous abandonnant nuages échevelés et brume revêche. Vos récits superbement écrits et les photos qui les accompagnent me permettent néanmoins de m’imaginer sur vos traces, arpentant l’Amérique du Sud, et alimentent mes rêves. J’adore!!!
    Bonne route,
    Anne

    J’aime

Laisser un commentaire